Le Journal des Palaces

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INTERVIEW – JEAN-MICHEL GATHY, ARCHITECTE ET FONDATEUR DE DENNISTON : « ON AIME QUE CELA SOIT SPECTACULAIRE, MAIS IL FAUT QUE CELA RESTE CHARMANT, AVEC UNE ÂME » (Malaisie)

« Mon rêve serait de faire un hôtel dans les glaces, au Groenland ou dans les glaces permanentes, ou de faire le premier hôtel sur la Lune. Bien sûr, il y aurait beaucoup de contraintes techniques, mais c’est ce qui m’intéresserait ».

INTERVIEW – JEAN-MICHEL GATHY, ARCHITECTE ET FONDATEUR DE DENNISTON : « ON AIME QUE CELA SOIT SPECTACULAIRE, MAIS IL FAUT QUE CELA RESTE CHARMANT, AVEC UNE ÂME » (Malaisie)

« Mon rêve serait de faire un hôtel dans les glaces, au Groenland ou dans les glaces permanentes, ou de faire le premier hôtel sur la Lune. Bien sûr, il y aurait beaucoup de contraintes techniques, mais c’est ce qui m’intéresserait ».

Catégorie : Asie Pacifique - Malaisie - Interviews - - Interviews
Interview réalisé par Christopher Buet le 26-05-2023


La terrasse au sommet du Marina Sand Bay offre une vue imprenable sur la ville de Singapour. Un lieu rendu iconique par sa situation et sa piscine à débordement. Une folie de 150 mètres de long, reliant les trois tours composant l’hôtel, née de l’imagination de Jean-Michel Gathy. « J’ai fait ça à l’instinct », témoignait-il en 2015 dans les colonnes de Batiactu, pour qui il était revenu sur ses projets les plus fous. Si la piscine perchée à 200 mètres d’altitude avait été accueillie par quelques rires comme il le rappelait, elle est depuis devenue une attraction, autant qu’un symbole.

En quarante ans de carrière, l’architecte belge en a dessiné, crayon en main, des plans, imaginé des bâtiments et des complexes hôteliers. Avec son approche unique au service des projets et non de ses desseins, l’artiste a su imposer son style pour devenir l’un des professionnels les plus en vue de l’hôtellerie de luxe. Une référence courtisée et écoutée, que rien ne prédestinait à ce destin.

Né à Bruxelles, il se passionne pour l’architecture et l’étudie à Liège, avant de partir suivre un projet en Asie. Le jeune homme n’en repartira plus, conquis par ce continent foisonnant. Installé à Hong Kong, il commence sa carrière comme architecte pour des établissements bancaires, des bureaux et des boutiques de luxe, et crée sa propre société, Denniston, en 1983.

Son aventure hôtelière démarrera quatre ans plus tard par un projet en Chine. Sa chance le fera rencontrer Adrian Zecha en 1989. L’hôtelier indonésien vient de fonder Aman et cherche un homme capable d’incarner sa vision. Le Bruxellois, aujourd’hui installé en Malaisie et père de quatre enfants, sera cet homme. Plus qu’un travail, il vient de trouver sa « famille » professionnelle pour laquelle il consacrera de nombreuses années, participant à la croissance de la marque à travers des dizaines de projets aussi luxueux que variés à travers l’Asie et le monde.

Pour le Journal des Palaces, Jean-Michel Gathy livre sa vision de « l’hôtellerie de grand luxe », modelée par ses influences eurasiatiques, et évoque son rapport au travail et à l’art.

Comment passe-t-on de l’architecture de succursales bancaires (168, dont 19 BNP) et boutiques de luxe (Rolex, Ralph Lauren…) à l’hôtellerie de luxe ?

Quand on dessine un projet, ce qui compte, c’est le processus intellectuel, plus que le dessin en lui-même. Quand on a un esprit créatif, ce que l’on crée n’a pas vraiment d’importance, même si cela demande une connaissance technique. C’est un ensemble de langages : matériaux, esthétique, rationalité… Je ne suis pas passé d’un univers à l’autre, pour moi, c’est un même cheminement intellectuel de création.

Qu’avez-vous conservé de cette expérience bancaire, et qui vous a accompagné pour la suite de votre carrière ?

La particularité de dessiner des banques est de rester rationnel et juste, cela doit répondre à des éléments de sécurité, de confidentialité et d’intimité. Il y a des codes, selon les secteurs et les marques. C’est comme pour les magasins de luxe, la marque définit la clientèle qu’elle recevra dans sa boutique, dont on connaît les attentes et les codes, donc on essaie de servir ces codes.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le milieu de l’hôtellerie de luxe ?

Ce n’est pas une décision prise du jour au lendemain, c’est une succession d’opportunités et de circonstances. J’ai grandi dans un milieu strict, mais sophistiqué, avec une éducation classique et des règles de vie respectueuses, ce qui m’a permis d’intégrer rapidement les codes du luxe. Inconsciemment, j’ai intégré les réflexes de cette clientèle.

Comment définiriez-vous l’hôtellerie de luxe ?

Le luxe n’est pas lié à l’argent, c’est une manière de vivre, c’est une élégance intellectuelle, une attitude, un understatement. Ce n’est pas forcément lié à l’argent, même si cela aide !

Vous avez réalisé d’innombrables projets, tous uniques. Comment définiriez-vous le style Jean-Michel Gathy, votre philosophie architecturale ?

Je vais citer une personne qui m’a défini : c’est parfois dramatique, parfois intime, mais toujours charismatique. On aime que cela soit spectaculaire, mais il faut que cela reste charmant, avec une âme. C’est notre particularité, de dessiner avec le cœur, c’est pour cela que je dessine mes projets à la main, que mes collaborateurs traduisent informatiquement.

J’aime la géométrie, l’équilibre géométrique, pas forcément symétrique, car c’est un langage structuré, orthogonal et logique, qui équilibre les volumes, les espaces, la circulation. C’est une géométrie étudiée où tout est permis, elle donne une dynamique. Cela peut être une présence jouée par la lumière avec des séquences visuelles ou d’éclairage, les ouvertures / fermetures, la hauteur des plafonds, comment mettre un objet en évidence grâce à la lumière. J’aime jouer avec les superpositions, le spectaculaire et l’intime, et c’est tout cela qui fait mon style.

Vous avez travaillé pendant près de 35 ans dans l'hôtellerie de luxe, comment ont évolué les attentes des hôteliers à travers le temps ?

L’hôtellerie de luxe est une hôtellerie qui sert et suit les besoins d’une clientèle sophistiquée. Elle évolue en même temps que la technologie, les transports, la connexion, l’environnement, auxquels elle est habituée, donc l’hôtel doit être en phase avec cela. Le changement n’est pas brusque, c’est une évolution, une succession de technologies qui sont mises en mouvement et qui, progressivement, donnent des résultats.

Il y a des changements tous les jours dans l’hôtellerie de luxe, des adaptations. Avant la télé était sur un meuble, puis on a eu des TV plus grandes accrochées au mur, maintenant, elle devient courbée et dans cinq ans, il n’y aura plus de TV, ce sera une projection 3D… Ce n’est jamais tout noir ou tout blanc, cela s’intègre progressivement.

En quoi votre départ pour l’Asie a-t-il influencé votre travail créatif et votre rapport à l’hospitalité ?

Pour moi, c’est la question le plus importante ! J’ai une éducation classique, européenne, traditionnelle qui se traduit par mes goûts classiques en architecture : j’aime le Louvre, les pyramides, pour moi, c’est inné. Je suis arrivé en Asie il y a 42 ans, après 25 ans d’éducation classique, ma culture est aujourd’hui hybride, je vis avec les influences asiatiques.

Inconsciemment, j’utilise toujours mes valeurs européennes, mais influencées par des valeurs asiatiques. En Europe, les espaces sont divisés en pièces alors qu’en Asie, ce sont de grands espaces qui sont séparés par des écrans – qui ne montent pas nécessairement jusqu’au plafond ; cela peut être des paravents. On agit avec des panneaux, l’espace est divisé en zones, valorisées par des éclairages. Par exemple, au Chedi Andermatt en Suisse, la pierre et le bois sont des éléments typiquement suisses, mais les séparations avec des panneaux sont, elles, asiatiques.

Vous avez un jour dit : « Concevoir un magnifique hôtel, c’est harmoniser une danse entre le paysage, l’architecture et l’intérieur. » Vous voyez-vous comme une sorte de chorégraphe ?

Oui, c’est une chorégraphie. Un projet est l’articulation d’un produit hôtelier dans un environnement. On chorégraphie la topographie où l’eau coule, l’accès à l’hôtel, la position des terrasses, la piscine, comment faire entrer la lumière… Ce langage chorégraphié doit aussi s’intégrer aujourd’hui dans une dimension de développement durable.

Le produit doit être juste par rapport à l’environnement, l’architecture, le paysage… tout en étant dépendant d’un budget, et d’un discours financier qui est, lui, fixé par le développeur. Une des raisons de notre succès est d’avoir compris qu’un hôtel doit avoir un sens économique, commercial et financier, en plus du sens environnemental, architectural ou esthétique.

Comment avez-vous fait évoluer votre style pour épouser l’air du temps, et ainsi durer ? Comment vous êtes-vous renouvelé ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?

On évolue avec sa clientèle et progressivement, on intègre pour la clientèle les supports dont elle a besoin. Ma plus grande source d’inspiration est le voyage (environ 200 jours/an), où je découvre différents hôtels et rencontre cette clientèle à la vie particulière. Chacun de nos voyages avec mon épouse est différent : fjords de Norvège, parcs nationaux américains, ski en Suisse, découverte des côtes de la Dalmatie, bateau en Grèce, Kilimandjaro, Botswana… Chaque nouvelle exploration est une source d’inspiration, où le cerveau compile tout ce qu’il observe. C’est une sorte de bibliothèque de sensations, de dimensions.

Je suis très curieux et j’analyse ce que je vois. Pourquoi c’est beau ? Parce que c’est bien intégré ? Petit ou grand ? Bien proportionné ? Je mesure tout avec mes doigts, les dimensions et proportions des fenêtres et ouvertures… tout est équilibré. Quand j’ai réalisé le Chedi Muscat, je me suis imprégné de la culture des maisons dans la campagne omanaise, qui est magnifique. J’ai tout mesuré et ensuite reporté dans le design de l’hôtel.

On dit que vous travaillez « à l’ancienne », sans ordinateur, une feuille et vos Artline 200 fine 0.4 noirs. Pourquoi ?

Parce que je ne suis pas capable d’utiliser un ordinateur ! Mais surtout pour garder le côté charismatique de nos projets. La main traduit le cœur. La sensibilité et l’émotion passent par elle. Grâce à cela, nos hôtels ont une dimension humaine, sans arrogance, ils sont spectaculaires sans être grandioses, on s’y sent bien et on y vit bien sans savoir réellement pourquoi. Et, c'est pour moi, le plus beau compliment !

En dessinant à la main, j’exprime une vision et une émotion qui font que le produit a du succès.

Vous dites être un maniaque du contrôle. Cela ne vous pourtant pas empêché de collaborer avec d’autres artistes. Pourquoi ? Qu’avez-vous tiré de positif de ce travail d’équipe ?

Je suis un créatif, donc j’admire les créatifs : Stark, Renzo Piano, Calatrava, Tadao Andō, Kengo Kuma. Les artistes s’admirent, il n’y a pas de rivalité. Picasso n’a jamais rivalisé avec Chagall ou avec Miró, ils étaient amis et se retrouvaient à Saint-Paul-de-Vence. Pour moi, travailler avec un autre créatif est un grand honneur.

Vous avez une relation singulière et presque filiale avec le groupe Aman. Pouvez-vous nous expliquer en quoi elle consiste et ce qu’elle représente pour vous ?

Ma relation avec Aman est effectivement familiale. Quand Adrian Zecha a démarré Aman en 1987, il travaillait avec Kerry (Hill) et Ed (Tuttle), qu’il avait rencontrés sur le Park Hyatt de Bali. Et, en 1989, il a vu un de mes projets et m’a demandé de dessiner Aman.

Pendant de très nombreuses années, Kerry, Ed et moi-même étions les trois mousquetaires d’Aman. Nous dessinions tous les Aman. Il y en a peut-être seulement 15 de construits, mais il y a eu 72 projets, que ce soit uniquement le concept, ou bien la construction. Certains n’ont jamais vu le jour à cause des contraintes liées à l’environnement ou à la politique… J’en ai dessiné 35 et préparé des projets de viabilité. Jusqu’en 2000, je n’avais travaillé qu’avec Aman, car cela occupait tout mon temps.

Un jour, Sol Kerzner m’a fait travailler sur le One&Only de Reethi Rah, désigné trois fois comme le meilleur hôtel du monde. C’était la première fois que je travaillais pour un autre opérateur. Nous sommes très proches, nous avons établi le langage Aman et le parlons. Nous avons créé le look Aman.

En ce moment, je travaille sur huit autres projets Aman après New York (Bangkok, Miami, les Bahamas…).

Quel a été le plus grand défi que vous ayez eu à relever et comment vous y êtes-vous pris pour le relever ?

C’était en 1989, pour un projet de rénovation intérieure du Jianguo Hôtel en Chine, avec design et construction. La révolution chinoise est arrivée et j’ai eu 47 conteneurs bloqués à cause de la fermeture des frontières. Le client a appelé la banque pour la non-exécution des travaux, alors que c’était un cas de force majeure, et ce jour-là, j’ai perdu 4,2 millions de dollars US.

J’avais 34 ans. J’ai refusé et négocié avec la banque pour étaler le paiement de cette dette pendant trois ans et demi, et depuis, je n’ai plus jamais travaillé avec un crédit bancaire.

Le défi environnemental est-il le principal défi auquel fait face le secteur de l'hôtellerie de luxe ?

Absolument ! L’aspect environnemental fait partie de notre langage architectural, intérieur et paysager. Si avant, les architectes pouvaient se vanter d’intégrer l’environnement à leurs projets, aujourd'hui, c’est complètement l’inverse. C’est un devoir d’intégrer les avancées techniques à l’environnement.

Tous les États, les municipalités, etc. ont intégré ces règles environnementales qui sont même devenues des lois. C’est un réflexe du quotidien désormais d’intégrer ces points : traitement de l’eau, contrôle de l’énergie, isolation, nouveaux matériaux (céramique, aluminium…). Les nouvelles régulations et les matériaux mis sur le marché permettent de travailler sur des projets « environmental friendly ».

Après plus de trois décennies d’innovations, vous ne semblez pas vouloir ralentir. Vous êtes associés à plusieurs projets : un trio d'Aman Resorts au Gabon, d'une propriété en Grèce et d'un Park Hyatt et Andaz en Chine. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pourquoi faut-il 40 ans à un architecte pour être connu ? C’est parce qu’il faut le temps de réaliser des choses, il faut cinq ans pour construire un hôtel. Et, il faut des années pour se faire une réputation. Nous avons eu de beaux succès dans nos projets, et plus on est connu, plus on est demandé. Aujourd’hui, nous avons trois à quatre demandes d’hôtels par semaine. Il y a des choix difficiles à faire pour accepter ou non les projets, cela dépend de la localisation, de l’opérateur ou du budget. Nous travaillons avec Cheval Blanc, Aman Resort, One&Only, St Regis, Four Seasons, Park Hyatt.

Les trois hôtels que vous citez font partie de nos grandes ouvertures à venir. Nous ouvrons quatre hôtels d’ici un an et nous en avons 15 en construction et environ 15 en cours, avec des villas, des spas, etc. et nos différents bureaux internationaux en Afrique du Sud et au Mexique prennent le relais en permanence.

Si vous aviez carte blanche, quel serait votre projet de rêve ?

Mon rêve serait de faire un hôtel dans les glaces, au Groenland ou dans les glaces permanentes, ou de faire le premier hôtel sur la Lune. Bien sûr, il y aurait beaucoup de contraintes techniques, mais c’est ce qui m’intéresserait.

A propos de l'auteur

Journaliste aux multiples atouts et voyageur curieux, Christopher a une grande appétence pour les établissements au raffinement soigné, où s’accordent gastronomie de caractère, service impeccable et élégance sincère. Une plume discrète et gourmande au service d’une certaine idée du luxe.


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